Extrait du livre « Clés pour le zen » de Thich Nhat Hanh
Le petit Livre
Je suis entré au monastère Zen à l’âge de seize ans. Après une semaine d’adaptation à la vie du monastère, je me présentai devant le moine qui m’avait en charge, pour lui demander de m’enseigner la « voie » du Zen. Il me donna un petit livre imprimé en caractères chinois et me recommanda de l’apprendre par cœur.
L’ayant remercié, je me retirai dans ma chambre avec le petit livre.
Ce livre « fameux » est divisé en trois parties :
1. L’Essentiel de la Discipline à Appliquer Chaque Jour ;
2. Les Éléments Essentiels de la Discipline d’un Novice ;
3. L’Exhortation du Maître Zen Kouei Chan.
Il n’y a pas de philosophie du Zen dans ce livre. Les trois parties traitent uniquement de problèmes pratiques. La première enseigne les méthodes de contrôle de l’esprit et de concentration ; la deuxième établit ce que doivent être la discipline et le comportement dans la vie monastique ; quant à la troisième partie, c’est un très beau morceau littéraire, une exhortation adressée aux disciples du Zen pour les encourager à la méditation, et pour qu’ils prennent conscience de ce que leur temps et leur vie sont précieux et ne doivent pas être dissipés vainement.
On m’assura que non seulement les novices de mon âge devaient commencer par ce livre – qu’on appelle en vietnamien Luat Tiêu (Petit Manuel de Discipline) –, mais que les moines plus âgés, de trente ou même quarante ans, devaient aussi suivre les prescriptions du Luat Tiêu.
Avant d’entrer au monastère, j’avais déjà reçu une petite éducation de nature occidentale, et j’avais l’impression qu’au monastère la manière d’enseigner la doctrine était anachronique.
D’abord il fallait apprendre par cœur tout un livre; puis engager les gens à la pratique, sans même leur avoir donné les principes fondamentaux de la théorie. Je m’en ouvris à un autre novice qui était déjà là depuis deux ans. « C’est la méthode en usage ici », me dit-il. « Si vous voulez apprendre le Zen, il faut accepter cette méthode. » J’ai dû m’y résigner.
La première partie du Petit Manuel, « L’Essentiel de la Discipline à Appliquer Chaque Jour », contient seulement des formules de pensée visant à rendre présente la Pleine Conscience ! Chaque acte du novice doit être accompagné d’une pensée de cet ordre. Par exemple, quand je me lave les mains, je fais naître dans mon esprit cette pensée :
« Lavant mes mains, je souhaite que tout le monde ait des mains très pures, capables de maintenir la Vérité de l’Illuminé. »
Quand je me tiens assis dans la salle de méditation, je pense :
« Assis dans cette position droite, je souhaite que tous les êtres vivants s’assoient sur le trône de l’Illumination Parfaite, leur esprit épuré de toute illusion et de toute erreur. »
Et même quand je suis dans le cabinet d’aisance, je me dis :
« Étant dans le cabinet d’aisance, je souhaite que tous les êtres vivants puissent se débarrasser de la convoitise, de la haine, de l’ignorance et de toute autre souillure. »
« L’Essentiel de la Discipline à Appliquer Chaque Jour » contient un nombre limité de pensées analogues. Un adepte intelligent doit être capable d’en inventer d’autres pour les utiliser en des occasions différentes. Celles que propose le Manuel ne sont que des spécimens ; le pratiquant peut les modifier, voire les changer et en créer d’autres répondant mieux à ses besoins et à ses conditions physiologiques et mentales. Supposons que je sois sur le point de me servir du téléphone et que je veuille faire naître dans mon esprit une pensée pouvant me maintenir dans l’état de conscience. Cette pensée ne se trouve pas dans le Petit Manuel, car aux temps où le livre fut écrit, il n’y avait pas de téléphone. Je pourrai donc faire naître une pensée comme celle-ci :
« Me servant du téléphone, je souhaite que les êtres vivants se libèrent du doute et des préjugés, afin que la communication entre eux soit facilement établie. »
À l’âge de seize ans, je croyais que le Petit Manuel était destiné aux enfants ou à des personnes demeurées en marge du Zen. Je n’attachais à cette méthode d’autre importance que préparatoire. Aujourd’hui, c’est-à-dire cinquante ans après, je sais que le Petit Manuel est l’essence même du Zen et du Bouddhisme.
L’indispensable conscience
Je me souviens d’une petite conversation entre le Bouddha et un philosophe de son temps :
« J’ai entendu parler du Bouddhisme comme doctrine de l’Illumination. Quelle en est la méthode ?… Autrement dit, que faites-vous tous les jours ?
- Nous marchons, nous mangeons, nous nous lavons, nous nous asseyons, etc.
- Qu’y a-t-il de spécial dans ces actes-là ? Tout le monde marche, mange, se lave, s’assoit…
- Il y a une différence. Quand nous marchons, nous sommes conscients du fait que nous marchons ; quand nous mangeons, nous sommes conscients du fait que nous mangeons ; et ainsi de suite. Quand les autres marchent, mangent, se lavent, s’assoient, ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. »
Cette conversation exprime clairement la nécessité de la Pleine Conscience, qui, dans le Bouddhisme, est le secret par lequel l’homme « met en lumière » son existence, produit le pouvoir de concentration et, enfin, fait éclore la sagesse. La Conscience, c’est la colonne vertébrale de la méthode bouddhique.
Mettre en lumière l’existence ? Oui, et c’est le point de départ. Si je vis sans avoir conscience de cette vie, cela revient à ne pas vivre. Je peux dire, alors, comme Albert Camus dans son roman l’Étranger : Je vis « comme un mort ». Les anciens disaient : « On vit dans l’oubli, on meurt dans le rêve. » Combien de gens se trouvent parmi nous et autour de nous, qui « vivent comme des morts » !… C’est pourquoi la première chose à faire est de redevenir vivant, de nous réveiller, d’être conscients de ce que nous sommes, de ce que nous faisons…. Celui qui mange, qui est-il ? Et celui qui boit ? Celui qui est assis en méditation ? Et quel est-il, celui-là qui brûle sa vie par oubli et Négligence ? …
Produire le pouvoir de concentration ? Oui, car la conscience de l’être est une discipline qui aide l’homme à se réaliser. L’homme est prisonnier de son milieu social. Il est commandé par les événements sociaux. Il se disperse. Il se perd. Il ne peut revenir à son être intégral. Dans ce cas, être conscient de ce que l’on fait, de ce que l’on dit, de ce que l’on pense, c’est commencer à résister à l’invasion de l’homme par son milieu et par toutes les erreurs qui naissent de l’oubli. Quand la lampe de la conscience de l’être est allumée, la conscience morale s’éclaire ; et sont éclairés également les passages des pensées et des émotions. Le respect de soi-même est rétabli, les ténèbres des illusions ne peuvent plus envahir l’homme. De ce fait, la force spirituelle se concentre et se développe. Vous vous lavez les mains, vous vous habillez, vous faites les gestes de chaque jour comme avant; mais, maintenant, vous êtes conscient de toutes vos actions, paroles et pensées.
Cette prescription n’est pas seulement destinée à un novice : cette prescription est pour tout le monde, y compris les grands illuminés, y compris le Bouddha lui-même. Et de fait, le pouvoir de concentration et la force spirituelle ne sont-ils pas ce qui caractérise les grands hommes de l’humanité ?
Faire éclore la Sagesse ? Oui, car le but ultime du Zen est la vision de la réalité, acquise par le pouvoir de concentration. Cette sagesse est l’Illumination, la perception de la vérité de l’être et de la vie. C’est ce que souhaitent atteindre tous les pratiquants du Zen.