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Phuong Boi

FEUILLES ODORANTES DE PALMIER
Journal de Thich Nhat Hanh de 1962-1966

Comment pouvez-vous entrer au paradis si vous ne devenez pas des petits enfants ? Tandis que j’écris ces lignes, j’éprouve l’ardent désir de retrouver l’innocence de l’enfance. Je veux, comme les petits enfants vietnamiens, jouer à compter les boucles d’un ami : « Une boucle, tu obéis à ton père ; deux, tu obéis à ta mère ; trois à ta tante ; de nombreuses boucles à ta patrie. » J’aimerais tellement faire une boule de neige et la lancer jusqu’au Viêt-nam.

Autrefois, mes amis et moi, nous voulions devenir des héros capables de chasser l’infortune et de faire disparaître les calamités. Nous ne savions pas alors le prix qu’il faut payer pour être un héros et c’est sans doute pour cela que nous voulions imiter les chevaliers du temps jadis. Je ne peux m’empêcher de sourire en pensant à ces rêves enfantins. Nous ne ressemblions pas à des chevaliers lorsque nous brandissions nos épées de bambou tout en répétant les paroles des anciens. Maintenant, alors que j’écris au cœur d’une ville glacée et frénétique, je sens revenir en moi un peu de ces désirs enfantins. Le monde n’est pas différent de ce qu’il était lorsque nous étions enfants. Il attend encore avec patience l’apparition de vrais héros.

Avant de descendre des montagnes où ils s’entraînaient pour aller au secours des malheureux, les chevaliers suivent longtemps l’enseignement de maîtres révérés dans les arts martiaux. Mon entraînement à moi, en tant que novice bouddhiste, était contenu dans un petit livre Gathas pour la vie quotidienne. J’y ai appris à faire la cuisine, à balayer, à porter de l’eau, à couper du bois. Certains d’entre nous n’ont pas eu assez de temps, avant de descendre de la montagne, pour apprendre ces arts. D’autres ont décidé de descendre avant d’être prêts. Avec nos talents et nos capacités si mal développés, comment pourrions-nous sauver les autres ? Nous pouvions bien penser à nous-mêmes comme à des êtres héroïques, indispensables et nous pouvions même nous considérer comme des héros mais la société accepte trop souvent ceux qui ne sont héros qu’en apparence. De ce fait, elle permet à de tels êtres de se prendre pour des héros. Ils en arrivent à croire que tout s’écroulerait s’ils n’étaient pas là. Et pourtant, mes amis et moi, quand nous avons quitté Phuong Boi, le monde ne s’est pas désintégré.

La vie attend avec patience qu’apparaissent les vrais héros. Le danger apparaît lorsque ceux qui aspirent à être des héros n’ont pas la patience d’attendre de s’être trouvés eux-mêmes. Car aussi longtemps que les aspirants à l’héroïsme ne se sont pas trouvés eux-mêmes, ils ont tendance, pour mener leurs combats, à utiliser les armes du monde : l’argent, la gloire et le pouvoir. Ces armes sont incapables de protéger la vie intérieure des héros, si bien que pour faire face à leurs peurs et à leurs insécurités, ils doivent s’affairer sans cesse. La capacité de destruction de l’agitation perpétuelle peut rivaliser avec celle de la bombe atomique. Elle devient une habitude aussi dangereuse que l’opium. Une telle attitude annihile la vie de l’esprit. Les faux héros trouvent plus facile de faire la guerre que de faire face au vide de leurs âmes. Ils se plaignent sans cesse de n’avoir pas le temps de se reposer mais en vérité, si on leur donnait ce temps, ils ne sauraient qu’en faire. Aujourd’hui les gens ne savent pas se reposer. Ils remplissent leur temps libre de mille occupations. Ils ne peuvent pas tolérer quelques minutes de vraie oisiveté. Il leur faut allumer la télévision ou prendre un journal qu’ils lisent jusqu’à la dernière ligne sans oublier la publicité. Il leur faut toujours quelque chose à regarder, à entendre ou à discuter. Tout leur est bon pour empêcher le vide qui est en eux de dresser sa tête effrayante.

Enfant, j’ai lu une drôle d’histoire à propos d’un homme qui n’arrêtait pas de raconter ses exploits à ses amis. Mais une fois à la maison, il avait tellement peur de sa femme qu’il n’osait même pas la regarder de travers. Les héros de notre temps sont ainsi. Ils se croient des héros parce qu’ils sont tellement occupés mais, si vous pouviez voir leur vie intérieure, vous n’y trouveriez que désolation. Les héros de notre temps descendent de la montagne bien décidés à transformer la vie mais, en réalité, ils sont accablés par la vie. Il nous est impossible de maîtriser nos démons intérieurs sans une résolution acharnée et une vie spirituelle accomplie.

Gathas pour la vie quotidienne était le manuel de stratégie du guerrier. On le donnait aux novices dès leur entrée au monastère en leur recommandant de le tenir à tout instant à portée de la main et même de le placer sous leur oreiller la nuit. Ses vers nous apprenaient à rester vigilants de façon à nous observer pendant tous les actes de la vie ordinaire : manger, boire, marcher, se tenir debout, être couché, travailler. C’était aussi difficile que d’essayer de retrouver un buffle d’eau perdu en suivant ses traces zigzagantes. Il n’est pas facile de suivre le chemin du retour à notre propre esprit. L’esprit est comme un singe qui saute de branche en branche. Rien n’est plus difficile que d’attraper un singe. Il faut être rapide et malin, capable de deviner sur quelle branche il va sauter. Il serait plus facile de lui tirer un coup de fusil mais le but n’est pas de tuer, de menacer ou de contraindre le singe. Le but est de savoir où il va sauter de façon à être un avec lui. Les vers de notre livre étaient simples mais remarquablement efficaces. Ils nous apprenaient à observer et à maîtriser les actions du corps, nos paroles et nos désirs. Par exemple, lorsque nous nous lavons les mains, nous nous disions à nous-mêmes :

En lavant mes mains dans l’eau claire,
Je prie pour que tous les êtres aient les mains pures
Afin de recevoir et d’aimer la vérité.

L’usage de tels gathas nous aide à obtenir la clarté et l’attention de l’esprit au point que les actes les plus ordinaires deviennent sacrés. Aller aux toilettes, vider les ordures, couper du bois deviennent ainsi des actes empreints de poésie et d’art.

Mème si vous avez assez de persévérance pour rester assis pendant neuf ans devant un mur, l’assise n’est qu’une partie du zen. En faisant la cuisine, en lavant la vaisselle, en balayant, en portant de l’eau et en coupant du bois, vous habitez l’instant présent. Nous ne faisons pas la cuisine seulement pour avoir quelque chose à manger, nous ne lavons pas la vaisselle seulement pour avoir une vaisselle propre. Nous faisons la cuisine pour faire la cuisine et nous lavons la vaisselle pour laver la vaisselle. Le but n’est pas de se débarrasser de ces tâches pour nous consacrer ensuite à une activité plus chargée de signification. Laver la vaisselle et faire la cuisine sont en eux-mêmes le chemin vers l’état de Bouddha. L’état de Bouddha ne vient pas à la suite de longues heures d’assise. La pratique du zen consiste à manger, à cuisiner, à porter de l’eau, à nettoyer les cabinets de façon à emplir de vigilance chaque action du corps, chaque parole et chaque pensée. Nous devons illuminer chaque Feuille, chaque caillou, chaque tas d’ordures, chaque pas qui amène notre pensée à revenir chez elle. Seul peut espérer descendre de la montagne en héros celui qui a maitrisé l’art de tout cela, celui qui est capable de rire devant ces armes du monde que sont l’argent, la gloire et le pouvoir. Un tel héros traversera les vagues du succès et de l’échec sans s’élever ou s’enfoncer. En réalité, peu nombreux sont ceux qui verront en lui un héros.

Aujourd’hui, le Viêt-nam connaît les subtiles approches du printemps. Même si la patrie doit plonger encore davantage dans la douleur et la tristesse, le printemps reviendra un jour avec son message d’espoir et nous donnera toujours assez de foi pour nous permettre de continuer. Ici, la verdure n’apparaît pas encore. Je vois tomber la neige de l’autre côté de la fenêtre mais le printemps va venir et les arbres dépouillés, les pelouses enfouies sous la neige porteront de nouveau les tendres et verts habits d’un printemps heureux.

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